Alors que la Grèce est plus que jamais sommée d’avaler sa cure d’austérité imposée par l’Union européenne, qu’une énième réunion de l’Eurogroupe a capoté et que Christine Lagarde donne des leçons de maturité au gouvernement d’Athènes, Zélium.info met en ligne un article publié dans l’édition papier (numéro 2, spécial « Addictions »).

Cet article a été bouclé fin janvier, juste après les élections qui ont porté au pouvoir en Grèce le parti de gauche antilibérale Syriza. Six mois plus tard, non seulement le Premier ministre Alexis Tsipras n’a pas pu mettre en œuvre un iota de son programme économique, mais il doit encore négocier à sens unique des mesures d’austérité qu’il n’avait cessé de dénoncer.

Et si l’économie de marché fonctionnait comme une drogue dure? À en juger par le vocabulaire employé dans la presse et les discours politiques, la comparaison n’est pas si saugrenue. On dit qu’il faut « stimuler l’emploi », « doper la croissance », éviter de « charger la dette », « calmer les marchés financiers », sans oublier « les industries sous perfusion » ou les « cures d’austérité »… Dans le même registre, on lit souvent que la BCE et le FMI sont « au chevet » de la Grèce, où les médecins ont plus des têtes d’addictologues corrompus par les labos de l’hypercapitalisme que d’adeptes des médecines douces! Lire en fin d’article notre petit glossaire de ce marché de dope !

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Soulcié_p16Par nos consultants Pr Drapher et Dr Lambda.
Dessins: Soulcié, Wingz

On vous le répète à longueur d’antennes : l’économie, c’est un truc hyper important, qui détermine tout le reste. Pour fonctionner, elle a besoin d’indicateurs. Autant de produits dopants qu’il faudrait consommer sans modération. La came de l’hypercapitalisme offre des sensations incomparables, mais possède un bémol, plus efficace que la vraie came : une seule prise et vous êtes accro. Si bien que les « redescentes » sont souvent douloureuses. Autre problème : la désintoxication. Peu y parviennent et en sortent guéris.

Regardons la pharmacopée du meilleur système inventé par l’homme – à l’exclusion de tous les autres.

Un cachet de croissance

C’est le premier truc de base, pas trop fort, mais qui rend accro tous les consommateurs. Une sorte de starter. Le principe est simple : tous les ans, on calcule le pognon qu’on a rentré dans le pays (ce qu’on appelle le PIB, le produit intérieur brut), et s’il y en a beaucoup plus d’une année sur l’autre, on est content (c’est la fameuse « croissance » !). S’il y en a un peu plus seulement, ou pareil que l’année d’avant (moins de 1,5 % en gros), c’est pas bon (la récession peut guetter, et on ne crée pas d’emplois). Forcément, on est stressé. On cherche comment en créer plus. Pour le calcul de leur PIB, les Britiches ou les Néerlandais, par exemple, ont trouvé un truc sympa : depuis peu, ils comptent le pognon tiré de la prostitution et du trafic de drogue (la vraie : héroïne, cocaïne et cannabis). Ailleurs, comme en France, on n’ose pas encore. Tous les pays émergents de la planète ont des taux de croissance qui déchirent, comme l’Inde, la Chine, ou la plupart des pays africains. Bon, c’est vrai que le PIB ne tient pas compte des conditions sociales ou écologiques de cette « richesse » produite. Que le calcul est souvent bizarre. Mais ça, c’est une autre histoire. Pour doper la croissance, les gars en costard ont d’autres drogues dures à fourguer.

 

Un sachet de compétitivité

Quand ton cachet de croissance de PIB ne te fait pas beaucoup d’effet, le dealer vient vers toi, mielleux : « Ok, en ce moment c’est pas top, man. Il fait pas trop planer, le PIB, mais j’ai un truc pour toi, man, et là, tu vas voir, ça booste. » Et paf, il te balance un sachet de compétitivité. Waahouu, ça a l’air cool : dedans, il y a plein de pilules pour rendre accro les PME et les gros industriels : baisse des charges sur les salaires, baisses d’impôts sur les bénéfices, et plein de réformes pour que le patronat puisse engranger plus en écrasant plus (les salariés). Ça part du principe que le « coût du travail » (pour le patron) est trop élevé pour être « compétitif » avec les autres économies ! Dumping ou doping social ?

C’est génial quand tu ouvres le sachet, tu en prends, tu te sens mieux, mais bizarrement, ça ne booste pas franchement le PIB. Pas grave : d’autres pilules sortent des labos tous les ans. Derniers exemples : le tout nouveau  « pacte de responsabilité » (baisse des cotises en échange de… combien déjà ? 1 million d’emplois, dixit le Medef. La bonne blague !), CICE *… Les baisses continues de « charges » de ces 15 dernières années n’ont jamais permis les créations d’emplois tant attendues. C’est ballot. Mince. Il va falloir recommencer une autre prise. Ou essayer encore un autre truc ?

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Une petite ligne de réduction des dépenses publiques

La baisse des dépenses publiques se sniffe, et là, on se rapproche du nirvana. Surtout si on a pris, juste avant, ses cachets de croissance et son cocktail de compétitivité. Le dealer, toujours là : « T’es plus compétitif, man, et ton PIB, tu sens qu’il augmente un peu, là, hein ? Tiens goûte-moi cette petite ligne… »

Le hic, c’est que ça fait plus de 30 ans que t’en sniffes, et que le déficit ou la dette continuent à être élevés, très élevés. En fait, le but, c’est pas d’avoir moins de dettes ou de déficit, mais de vendre les services publics aux cravatés de l’industrie. Si t’arrives pas à dégonfler ta dette et ton déficit avec ta baisse des dépenses, ben, vends tes autoroutes, comme en France en 2005, tiens ! Et puis après, tes hôpitaux, tes maisons de retraite ! Bientôt l’école ? Ah, ça commence déjà, pardon. Bref : vends tout aux requins pour faire baisser ton déficit. Ah oui, au fait : cette « ligne », on appelle ça aussi « rigueur » ou encore « austérité » – pour le budget national, pas pour les hauts revenus ou les gros dividendes !

Le dealer insiste : « Tu sens comment le déficit du budget il baisse là, man, avec ta dette souveraine qui suit, nan ? » Récapitulons : cette petite ligne ne se sniffe pas pour les résultats escomptés. Le but c’est surtout de planer, de créer l’illusion. Le déficit ou la dette, ce sont des placebos, tout le monde le sait : il n’y a qu’à regarder des pays qui n’ont pas de déficit, une dette toute petite, comme l’Algérie ou d’autres pays pétroliers. D’accord, on n’a pas forcément envie de leur ressembler…

 

Une injection de paradis fiscaux

Voilà maintenant un truc de luxe et franchement risqué, mais dont l’hypercapitalisme est très friand. Paradis fiscaux, paradis artificiels, même trip : ça s’utilise sans retenue, mais c’est réservé à une élite. Évasion et optimisation fiscales, en injection intraveineuse. Effet massif dès la première prise : ça représente 60 milliards par an en France, au minimum, et 30 000 milliards au niveau mondial. Autant en moins dans les caisses des États – qui sniffent la came décrite précédemment pour oublier.

Si tu peux en profiter, en général tu diriges une méta-entreprise, ou une grosse banque, une structure de dingue qui a plus de pognon que le Portugal et le Libéria réunis. En général, si tu prends du paradis fiscal, mieux vaut avoir plusieurs dealers, plus discrets. Un sniff d’îles Caïmans, une dose de Bermudes. Même en Europe, un shoot à Jersey ou à la City de Londres, et en pleine zone euro, Monaco ou Luxembourg (cf. l’affaire LuxLeaks révélée récemment). Là, en général, tu n’as presque pas besoin d’autres dopes. Le reste de la population aimerait bien essayer, mais c’est trop cher. C’est surtout la seule came officiellement illégale. Mais l’ampleur de l’addiction est trop hard pour tout lâcher d’un coup. Le plus drôle, c’est qu’à peine un petit pourcent ou deux des bénéfices de ce trafic de stups permettrait d’acheter des tonnes d’autres cames douces qui agiraient sur le bien-être de la société. Mais la dope et le bien-être, ça n’a jamais fait ami-ami. Le premier narcotrafiquant venu te le confirmera.

Doper le marché de l’emploi

Les junkies de l’hypercapitalisme peuvent être pris en charge par des dealers en blouse blanche, qui leur refilent des produits de substitution vendus à bas prix, des cures appelées « création d’emplois ». Ou « baisse du chômage », pareil. Réformes pour forcer les demandeurs d’emploi à signer des contrats précaires pour les virer plus facilement, baisse de la durée d’indemnisation, calculs biaisés des taux réels d’inactivité (catégories A, D et C…) : mini-jobs à 450 € mensuels en Allemagne, contrats « zéro heure » au Royaume-Uni… Le cocktail se nomme aussi « flexi-sécurité ». Flexibilité pour le travailleur (précarité, baisse des allocs), sécurité pour le patron (gains de productivité et des profits). Le dealer revient, insistant : « Alors man, t’as senti les emplois qu’arrivaient, là ? Ton taux de chômedu, il est down là, nan ? » Toi tu hésites, c’est pas vraiment le cas, mais bon, ça devrait venir… « Non mais t’inquiète, prends juste un petit cachet de croissance pour patienter, là, tu vas décoller ! » Et rebelote, t’es en manque, tu reprends deux cachets, une ligne, et tu replonges…

 

Une cure de désintox est-elle possible ?

Soyons clairs : la drogue, c’est pas bien. Elle rend dépendant et fait beaucoup de morts, des vrais. Dans l’hypercapitalisme comme dans le reste. Il faut donc tenter de faire décrocher les usagers (à la fois les États et leurs budgets, et les autres acteurs économiques). Des pistes ont été lancées pour y parvenir : incitation à l’extinction des postes de télévision, distribution de produits de substitution naturels comme « l’économie sociale et solidaire », antidotes anticapitalistes ou altermondialistes. Pour l’instant, ça ne prend pas. En tout cas dans la plupart des pays de l’UE. Mais une grande campagne de désintoxication est en cours en Grèce depuis les élections du 25 janvier. L’équipe médico-sociale se nomme Syriza. Il semble qu’ils aient un programme de décrochage au point. Reste à voir s’il sera efficace. Et, surtout, espérer que les gros dealers ne refourguent pas de nouveau leur came bon marché à la population. « Eh man, tu veux pas tenter un sachet de baisse de dépense publique, là, si tu prends, je t’offre trois cachets de croissance, pas coupés hein ! De la pure ! »

Professeur Drapher et Docteur Lambda

P. S. – Mise à jour: Lire le blog de Yannis Youlountas à propos de la situation actuelle en Grèce, notamment ce texte paru le 24 juin

* Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi : baisse des cotisations patronales sur les salaires (jusqu’à deux fois et demi le SMIC) convertie en crédit d’impôt. Ça devait doper la compétitivité (pour mieux exporter) mais c’est surtout devenu une super niche fiscale (une de plus !) pour les patrons, qui augmentent ainsi leurs marges et gonflent leurs dividendes. Coût estimé pour le budget en 2015 : 17,4 milliards d’euros. Champagne ! Cf. « Compétitivité : combien coûte le Cice ? », Alternatives Économiques, octobre 2014.

Les circuits narcotiques de l’hypercapitalisme

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États-nations – ce sont les principaux dealers officiels, mais en surface car ils restent sous la coupe des gros bonnets, qui eux tirent tous les marrons du feu. Cul et chemise avec les médecins addictologues (cf. plus loin), représentés en Europe par la « troïka », à savoir Fonds monétaire international (FMI), Commission et Banque centrale européenne (BCE).

Banques, multinationales – les « gros bonnets », les « narcos » de la dope ultralibérale. Ils « cuisinent » leurs produits à grande échelle, et les revendent aux États par l’intermédiaire des marchés financiers. Pour augmenter les volumes ils ont pensé aux « produits tout-en-un », les traités transnationaux (comme le TAFTA). Cocktail hyper fort : super dérégulation du commerce, privatisations, pillage des ressources… Citons aussi leurs complices : les agences de notation, dans le rôle des « chefs de labo », qui coupent la came avec des agents addictifs hyperpuissants et indétectables, eux-mêmes très liés aux médecins corrompus (cf. plus loin)…

Organes supranationaux (OCDE, FMI, Banque mondiale, BEI – Banque européenne d’investissement…) – les médecins addictologues corrompus qui, appelés aux chevets des malades, les abrutissent avec des multi-thérapies qui les rendent encore plus accros. Exemples : « plans de relance », « rigueur budgétaire » (novlangue pour austérité) ou encore les « ajustements structurels », la cure la plus hardcore du marché (1). Ils ont toujours une petite boîte de suppositoires enrobés de vaseline extra-fine, à savoir des études, rapports et analyses économiques imbitables, mais propres sur elles et in-dis-cu-tables ! Et parfois complètement tronquées ! (2)

Médias, experts les VRP, les « petits revendeurs » du trafic, qui ont inventé leurs tranquillisants (émissions, articles, débats…) pour que la populace ne voit aucune autre alternative que de consommer la dope. Sans oublier les tribus de VRP de luxe qui cachetonnent dans les conseils d’administration et les médias : les économistes ou autres « analystes » des grosses institutions financières, souvent masqués derrière un fumeux titre universitaire.

Marchés financiers – les entremetteurs, chargés de couper la dope et de la présenter sous un jour favorable. Car parfois leurs produits sont trop purs, ou coupés avec de vraies saloperies (subprimes, « titrisation » du crédit ou autres produits vicieux comme les Credit Default Swap (3)). Ils prennent leur com’ sur chaque gramme consommé. Intermédiaires les plus féroces, incontournables. Les abattre couperait le circuit de la dope hypercapitaliste. Quel sera le premier sur la liste ?

Pr. D. et Dr. L.

(1) Les remèdes préférés des ultralibéraux, qui visent surtout à piller les services publics pour offrir des rentes au secteur privé, expérimentés en Amérique latine (d’où la faillite de l’Argentine dans les années 2000) et plus tard en Afrique (pillage des ressources par une caste d’ultra-privilégiés). Ça marche beaucoup mieux dans un État policier, comme au Chili à partir des années 70 et 80, au Brésil jusqu’en 1984, puis au Honduras, Salvador, etc.
(2) Une étude de 2010 et reprise par le FMI justifiait les politiques d’austérité : moins de déficit – donc moins de dette publique – serait une garantie pour doper la croissance ! Une dette au-delà de 90% du PIB, et ce serait la récession assurée ! En avril 2013, patatras, la doxa est démentie : les chercheurs de Harvard qui ont conçu cette dope se sont juste planté dans leurs calculs. Véridique !
(3) Les CDS sont des titres financiers basés sur un produit d’assurances (protéger les clients de pertes probables sur un paquet de came plus ou moins frelatée). Une dope qui a précipité la crise en Grèce à partir de 2010.