Article paru dans Zelium n°11 (été 2020)

Les pourfendeurs de « l’insécurité » sont souvent ceux qui en profitent le mieux. Chef de meute : Alain Bauer, qui a développé un réseau d’influences « ni de droite, ni de gauche », mais très bas de plafond.

Texte : Dr Lambda / Dessins : Deloire, Djony, Faujour, Pichon

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Ça fait dix ans que le petit Iznogoud de la sécurité est devenu grand calife de la criminologie. En mars 2009, la Sarkozy e reconnaissante nommait Alain Bauer, par arrêté ministériel, titulaire de la nouvelle « chaire de criminologie » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

Un poste créé sur mesure qui rassemblait contre lui la quasi-totalité des profs et des chercheurs. Alain Bauer, né en 1962, s’est toujours dit « criminologue », mais n’a en poche qu’un DESS de droit décroché dans les années 80 à la Sorbonne. Il a collectionné les postes d’« enseignant » dans les écoles de police et instituts militaires plus ou moins académiques. Mais toujours en tant qu’intervenant vacataire de seconde zone, jamais comme maître de conférences et encore moins comme professeur d’université. Cette désignation au CNAM tombait à pic. C’est la reconnaissance universitaire qui lui a toujours manqué.

La bande à Bauer, c’est le prototype de l’association de malfaiteurs en cols blancs. Apanage d’idéologues de la « sécurité globale » — concept tendant à fondre la police dans l’armée, et vice-versa —, elle réunit des faucons néoconservateurs, des obsédés de « l’islamo-gauchisme », des manageurs de l’insécurité urbaine ou autres experts fumeux en « intelligence économique ». Autour d’Alain Bauer sévit une bande organisée qui ratisse large : des ex-militants de la gauche anti-communiste (réseaux Rocard puis DSK) aux théoriciens sécuritaires de la droite dure (tous passés par la fac de Paris 2 Assas). Tout ce beau monde n’est jamais loin des services de renseignement et partage une ferveur « atlantiste » conforme aux dessins guerriers de la Grande Amérique.

Réseaux rose-brun

Alors quand le mur de Berlin s’effondre, c’est la panique. Une grosse partie de leur business s’envole avec. Dans son bouquin de 2011 (1), Mathieu Rigouste a bien décrit com- ment ces idéologues de la frousse ont su convertir leur discours grâce à la « théorie des nouvelles menaces ». L’idée fut de convaincre les gouvernements occidentaux que les moyens déployés contre le péril rouge devraient être réorientés pour lutter contre des formes de criminalité plus diffuses qui sévissent dans des « zones de non-droit » à l’intérieur même des États-nations capitalistes.

Dans leur marmite, on mélange un peu tout : terrorisme de masse, trafics en bande organisée, fondamentalismes, mais aussi violences urbaines, contestation sociale, incivilités…. Mais ça parle aux élus et aux « décideurs », toujours en quête de « solutions » pour « assurer la sécurité de nos concitoyens ». Leur monnaie d’échange, c’est la « notion-marchandise » : décrire un phénomène en proposant immédiatement la solution sécuritaire adéquate. Le but est à la fois d’influencer les politiques publiques et de nourrir les industriels du marché de la surveillance et du contrôle (architecture sécuritaire, caméras, biométrie, portiques électroniques, logiciels de police préventive…). C’est un peu comme si les « marchands de peur », tels que les a décrits Rigouste, fournissaient carburant, allumette et extincteur dans le même paquet cadeau. Notion-marchandise la plus prisée de leur catalogue : « le décèlement précoce » des délinquants comme des terroristes, qu’il faut repérer dès l’école maternelle… Fini « l’excuse sociologique », les malfaiteurs le sont par essence, l’expliquer par les rapports de domination sociale et les inégalités du capitalisme n’est que sensiblerie.

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UNEF-PS, l’école du grim

Comment Iznogoud en est arrivé là ? Premier déclic, sa rencontre avec Manuel Valls à la Sorbonne en 1980. Alain est en droit, Manuel en histoire. Tous les deux sont nés en 1962. Le petit Alain est précoce : il a adhéré au PS à l’age de 15 ans, dans le courant de Jean-Pierre Chevènement. En Sorbonne ils fondent ensemble le mouvement des jeunes rocardiens, premier courant libéral des socialos en herbe. Ils font leurs classes de militants dévoués au sein du syndicat étudiant UNEF-ID (déjà noyauté par le PS), notamment pendant l’agitation étudiante contre la loi Devaquet de 1986.

Bauer va même faire partie du conseil d’administration de la fac grâce à sa carte de l’UNEF. Son titre de « vice-président de l’université Paris-I Sorbonne », qu’il brandit encore dans son CV, date de cette époque étudiante (1982-89), sans aucun rapport avec la moindre fonction enseignante.

Malin. Dès 20 ans, ce jeunot aux dents longues – qui grenouille déjà dans la franc-maçonnerie – devient administrateur de l’Institut supérieur des études de défense (ancêtre de l’IHEDN, l’institut des « hautes études » en bidasserie)… Ce goût pour les affaires de sécurité ne le quittera plus. » Durant la même période, Bauer et Valls cachetonnent à la MNEF (1983-88), mais échapperont au scandale de cette pompe à fric du PS qui éclatera dix ans plus tard.

Valls et Bauer se retrouvent conseillers au cabinet de Michel Rocard tout juste nommé à Matignon (1988-90). Bauer y traite déjà des « affaires réservées » : police, armée, renseignement. Tricards après l’éviction de leur mentor en 90, leurs chemins divergent : Bauer préfère le business, Valls la politique. Alain tombe dans l’immobilier, avec cet art inné de passer entre les gouttes : recruté comptable dans la société du promoteur Christian Pellerin, Bauer ne sera jamais cité dans les affaires judiciaires qui toucheront son patron dans les années 90… Ensuite, il se fait repérer par SAIC, discrète mais puissance société informatique américaine liée aux services US de renseignement.renseignement. Il sera son représentant en Europe jusqu’en 1994, en tirera un gros carnet d’adresses et de belles leçons sur les pratiques sécuritaires de l’Oncle Sam, qu’il s’ingéniera à recycler en France.France.

C’est là qu’il décide de quitter le PS et de se mettre à son compte en créant AB Associates, une boîte de « conseil en sécurité urbaine ». Sans oublier de servir les copains : Nathalie Soulié, alors épouse de Valls, devient sa secrétaire (Bauer est déjà le parrain de leur deuxième fils).

Le retour de la gauche en 1997 est une aubaine : Chevènement ministre de l’Intérieur le nomme conseiller, pour préparer le « virage sécuritaire » du PS. Bauer supervise la création des Contrats locaux de sécurité (CLS) qui deviendront obligatoires dans les grandes villes. Dispositifs qui nécessitent de réaliser au préalable des « diagnostics de sécurité ».

AB Associates assure le SAV : ces audits, c’est sa spécialité et il les facture au prix fort aux collectivités. Tout en signant d’autres contrats juteux avec des groupes industriels.S AV La « gauche plurielle » le replace dans les hautes sphères. Il fait même partie de la Commission consultative sur… les droits de l’homme (2000-2003). Durant la même période, il devient chef de la loge franc-maçonne du Grand orient de France. Bauer a radiée sa petite entreprise en 2010, dès son accession au CNAM. Dernier bilan financier : chiffre d’affaires de 4 millions d’euros pour 1,5 million de résultat net. Belle marge de 37 %, à faire pâlir les géants du luxe.

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Le grand frère de droite et les faucons d’Assas

Né en 1946 sous son vrai nom Christian de Bongain, Xavier Raufer est un peu le grand frère spirituel d’Alain Bauer, même s’ils ne se côtoient qu’au milieu des années 90. « Criminologue » auto-proclamé lui aussi, alors qu’il n’est ni chercheur ni universitaire, Raufer s’affiche maintenant « docteur en géopolitique ». Un bien grand mot : il a soutenu une thèse de géographie (Paris-I, 2007) sur les mafias de « l’aire balkanique ».

Le CV de Raufer est long comme le bras qu’il a su très tôt tendre très haut vers la droite extrême… Après avoir écumé les groupes néofascistes des années 60 et 70 (Occident, Ordre nouveau, Club de l’horloge…), il est recruté en 1971 par l’Institut d’histoire sociale, un think-tank conservateur fondé par Georges Albertini, un ancien collabo fervent pétainiste qui a fondé avec lui Ordre nouveau. En 1979, Bongain devient Xavier Raufer pour piger dans la presse libérale et anti- communiste (L’Express, Le Fig Mag, Valeurs actuelles…). Ce « gauchisto- logue » de service collabore aussi à des revues militaro-policières. Normal qu’il devienne ensuite (1987) intervenant à l’Institut de criminologie de la fac d’Assas (Paris 2) — dont les liens avec la droite extrême ne sont plus à démontrer — en tant qu’expert en terrorisme tous terrains.

C’est à Paris 2 que le ciment prend entre Bauer et Raufer, entre ces deux tendances du néoconservatisme sécuritaire à la française. Un homme fait le lien : François Haut, né en 1958,. ancienne gâchette des groupuscules droitiers des années 70. Il fréquente, comme Raufer, le Club de l’Horloge, antichambre du FN. Haut est un « vrai » universitaire : il devient maître de conférence en droit à Paris 2 quand Raufer y distille déjà ses idées sur le terrorisme international. C’est dans ce repaire universitaire qu’en 1997 se monte, toujours à la fac d’Assas, un vrai-faux « département de recherche » dédié aux « menaces criminelles contemporaines » (DRMCC) qui réunit les réseaux Raufer et Bauer. L’illusion est parfaite, car le DRMCC n’a jamais fait partie du cursus officiel de Paris 2 ! C’est pourtant cette coquille idéologique qui leur sert à débiter leurs notions-marchandises et alimenter leur business. Le DRMCC semble s’être

auto-dissout en 2018. François Haut, retraité, a continué à être invité à Assas jusqu’en mars 2018 pour y tenir des conférences sur le même thème fumeux des « menaces criminelles contemporaines ».

Grâce encore à un ex-compagnon d’Ordre nouveau, Pascal Gauchon, Raufer intègre les Presses universitaires de France (PUF) au milieu des années 90. Selon Mathieu Rigouste, cet « expert » y a publié trente et un livres en six ans (1996-2002) : plus de cinq par an… Le même éditeur reste encore aujourd’hui le porte-voix favori de la bande à Bauer. À leur crédit, des dizaines d’ouvrages sur l’insécurité à toutes les sauces. Bauer lui-même a publié environ 25 ouvrages aux PUF en quinze ans (1998-2015), dont un bon tiers sur la franc-maçonnerie. Cette petite bande règne en maître sur la collection Que sais-je ? dès qu’il s’agit de crimes, de guerres, de terrorisme – six volumes pour le seul Bauer (sans compter ses multiples rééditions). ? Depuis, il a refilé le filon à ses petits camarades et ne rédige signe plus que les préfaces.

En 2002, quand Sarko débarque place Beauvau après une campagne Chirac-Le Pen placée sous le signe de l’« insécurité », Bauer sait choisir le bon cheval grâce à ses liens tissés avec les faucons de la fac d’Assas. Éminence grise de Sarkozy à l’Élysée, c’est lui qui désigne en 2008 le groupe de Tarnac comme des artisans d’un « terrorisme anarcho-autonome ». Issue du procès dix ans après ? Qualifcation « terroriste » abandonnée, relaxe générale. Le « décèlement précoce » peut avoir des ratés. Sous Sarkozy, Bauer est bombardé dans une dizaine de groupes de travail, missions et commissions diverses et variées, dont l’Observatoire national de la délinquance (OND), organe statistique qu’il mettra au service de la politique du chiffre dans la police. Son bras droit de l’époque, Christophe Soullez (né en 1971), dirige encore l’OND en 2019. Ancienne petite main de cabinets de droite dans les Hauts-de-Seine, Soullez a décroché plu- sieurs diplômes mais c’est son DEA de Droit pénal à Assas (tiens donc) et son mémoire sur les « violences urbaines » qui le met sur orbite dans la nébuleuse.

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Master de sciences policières

En enfilant les babouches de calife criminologue au CNAM en 2009, Bauer acquiert au forceps une légitimité universitaire qui manquait à son tableau de chasse. Au même moment Bauer devient aussi président d’un organe parapublic dont il a lui-même réclamé la création : le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS). Et il opère en parallèle comme enseignant-chef à l’école des officiers de la gendarmerie (EOGN), histoire de ne pas se couper des réalités du terrain répressif.

Depuis la rentrée 2014, Bauer supervise au CNAM un master (deux ans d’études après la licence), au titre tonitruant : « Criminologie, renseignement, radicalisation, terrorisme ». Pourtant, sur le diplôme figure une mention qui en jette beaucoup moins : « Master Droit, économie et gestion, mention criminologie ». Il a créé aussi des « certificats de spécialisation » (sortes de CAP ouverts aux non diplômés), et, depuis la rentrée 2019, une « licence professionnelle analyste criminel ». Le master de Bauer ne forme pourtant qu’une cinquantaine d’étudiants par an. L’important, c’est de bien s’entourer et de caser ses copains. Le conseil d’orientation du master ressemble au bottin mondain de la flicaille et de la barbouzerie (3). Même Michel Rocard, décédé en 2016, y avait son rond de serviette…

Les compères Raufer, Haut et Soullez ont été ou sont encore profs ou intervenants dans les formations du CNAM. Bauer place aussi des universitaires qui l’ont aidé dans sa conquête du Conservatoire, comme d’ex-flics défroqués (4).

Les réseaux marchent à plein tubes : l’actuel vice-calife du CNAM, un certain Philippe Baumard, universitaire expert en intelligence économique (lui, au moins, a passé un concours !), a connu Bauer au CSFRS… Comme l’a décrypté le sociologue Laurent Mucchielli, la science criminelle à la sauce Bauer prend « très clairement des allures de science policière » et « s’apparente au travail des Renseignements généraux » (2). Pas question d’emmerder les étudiants, futurs cadres de la sécurité globale, avec la sociologie ou la psychologie. Le crime est inné, voire génétique, chez des individus de certains milieux, et le décèlement précoce doit les traquer au plus tôt.

En juin 2018, grosse douche froide : une mission menée par le Haut conseil sur l’évaluation de la recherche (HCERES) publie un audit portant sur dix-huit masters du CNAM. ! Celui de la bande à Bauer fait partie des deux formations les plus mal notées (un seul point fort, six points faibles). Impossible par exemple de juger de l’utilité, pour les étudiants, des « partenariats » mis en avant avec des universités étrangères à la réputation confidentielle (d’obscurs instituts de Pékin, Shanghai, Moscou, ou Fairfax aux États-Unis…). Autre grief, la quasi-absence de cours de socio ou de psycho, à peine deux ou trois, soit moins de 10 % du volume des cours.…

En creusant un peu, on découvre un gros coup de bluff. Bauer affirme que son master est en lien avec quatre labos de recherche du CNAM. Dont l’un compte Baumard dans ses rangs. En revanche, pour le labo de sociologie économique (LISE), c’est du pipeau : « Quand j’ai lu qu’ils se prévalaient de ce lien avec nous, je me suis étranglé devant une telle captation de légitimité », tranche l’un de ses chercheurs. « Concernant le rapport du HCERS, j’ai rarement vu un jugement aussi sévère à l’encontre d’une formation qui n’a de master que le nom »…. Pour être habilité, tout master doit en effet posséder un « adossement fort à la recherche ».… En 2018, en tant que prof titulaire, Alain Bauer n’était toujours pas non plus, comme c’est la norme, rattaché à un labo de recherche.

Trop occupé, le grand calife !

Dr Lambda

  1. Mathieu Rigouste, Les marchands de peur. La bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire (Libertalia, 2011).
  2. Laurent Mucchielli, Criminologie et lobby sécuritaire. Une controverse française (La Dispute, 2014).
  3. Entre-autres : le procureur d’alors François Mollins, l’ex-préfet de police Michel Cadot, l’ex-patron du RAID Ange Mancini, comme les anciens chefs de la DCRI (Patrick Calvar), de la DST (Pierre de Bousquet) ou de la DGSE (Jean-Claude Cousseran, Alain Juillet), etc. La plaquette n’est plus visible sur le site du CNAM, mais nous en détenons une copie.
  4. Cités par Laurent Mucchielli, les universitaires Loick Villerbu (Rennes), Robert Cario (Pau), Christian Vallar (Nice), ou Marie-Annick Le Gueut (Rennes) ont été des soutiens publics à la nomination de Bauer au CNAM. Ils sont devenus intervenants dans ses formations du conservatoire. Comme Rémy Février, ex-gendarme formé à Assas, désormais maître de conf au CNAM, ou Patrick Laclémence, ex-commandant de CRS, bras droit de Bauer au sein du CSFRS.

LES TAS D’EXCEPTIONS QUI INFIRMENT LA RÈGLE

Terroriser les terroristes, c’est tout un métier. Vingt ans d’empilement des lois d’exception toujours plus répressive, plus intrusives, reconduites et alourdies sans débat sans évaluer les précédentes…

Au lendemain du carnage du 11 septembre 2001, le gouvernement des États-Unis s’empresse de bricoler un bloc de seize mesures de surveillance exceptionnelle, adoptant le « Patriot Act » le 26 octobre.

Premières victimes, les citoyens américains, sommés de s’asseoir sur leurs libertés individuelles. Pour faire avaler la couleuvre géante, le texte n’est applicable que pour une durée limitée à 4 ans. Bien avant d’autres en Europe, le 31 octobre, le Parlement français est presque aussi rapide à dégainer, validant comme un seul homme la LSQ, Loi sur la sécurité quotidienne défendue par le gouvernement Jospin. En discussion bien avant le 11 septembre, le texte est alourdi en dernière minute de treize amendements censés « prévenir le terrorisme » en surveillant toute la population : élargissement du cadre des contrôles d’identité administratifs, accès total aux données techniques permettant d’identifier un usager d’internet ou du téléphone, et croisement « préventif » de tous types de fichiers administratifs et policiers.

Pour rendre sa tambouille antiterro plus digeste, Marianne a piqué le même tour de passe-passe à l’Oncle Sam : limiter l’effet de ces mesures dans le temps, ici à deux ans, jusqu’à fin 2003. Le député PS Michel Dreyfus-Schmidt avale la pilule amère en philosophant au lendemain du vote : « Il y a des mesures désagréables à prendre en urgence, j’espère que nous pourrons revenir à la légalité républicaine avant la fin 2003. »

Cliquet irréversible

Les juristes connaissent bien cet « effet de cliquet » : une fois tailladée à la hache sous le coup d’une émotion post-traumatique, la « légalité républicaine » ne revient jamais à l’état initial. Craignant d’être taxé·es de « laxistes sur la sécurité », ministres et parlementaires préfèrent se planquer. Et les cliquets vont cliquer à répétition entre 1986 et 2017, adoptant 22 lois renforçant l’arsenal antiterroriste (dont 8 avant le 11 septembre 2001…). Macron y met son grain de sel perso avec la loi du 30 octobre 2017 qui a recyclé l’état d’urgence dans le droit commun.

Bilan : 23 lois en 31 ans, soit une tous les 16 mois. Et on ne recense ici que des textes à visées antiterro, pas des plus traditionnels coups de canifs aux libertés publiques (violences urbaines, droit des migrants, criminalisation de la contestation politique, etc.).

L’éphémère durable

Les mesures prétendues éphémères ont été prorogées, tout bonnement reconduites discrétos, le plus souvent sans aucun débat parlementaire, au gré de décrets ou de simples ordonnances ministérielles. Fouiller les archives internet du Journal officiel, Legifrance.gouv.fr, permet de traquer le sort des trois paquets de mesures adoptées à la hâte en 2001 : une fois Sarko à l’Intérieur, il les reconduit en 2003 pour deux ans, puis rallonge de trois ans, puis prolonge de quatre autres années. La loi antiterroriste du 22 décembre 2012 de Manuel Valls repousse encore au 31 décembre 2015. La loi de son successeur Bernard Cazeneuve (14 novembre 2014) met fin au suspense : la durée limitée disparaît au détour d’un article, sans explications : les mesures sont adoptées ad vitam eternam.

Dans cette mascarade de la date de péremption qui recule et s’évapore, les gouvernements s’étaient engagés à remettre chaque année au Parlement des « rapports sur l’application de la présente loi » pour justifier du bien-fondé de ces mesures d’exception. Les archéologues de Zélium sont formels : ces rapports sont tout simplement inexistants, ou alors très bien cachés, plus enterrés que du confidentiel défense. Même pas l’évaluation de l’évaluabilité.

En 18 ans, seuls trois projets de loi sur le terrorisme ont comporté une « étude d’impact » justifiant de nouvelles entorses aux libertés (en 2014, 2016 et 2017). Rien à voir avec les rapports d’évaluation promis et introuvables. Ces « études » ne sont qu’une suite de poncifs prévisionnels sur chaque article de la loi à venir, rien sur les mesures déjà adoptées. Les rares travaux d’évaluation sur lesquels on peut tomber sur Legifrance émanent de députés ou de sénateurs, et non des services du Premier ministre…

En octobre 2017, l’équipe Macron-Philippe décide de sceller l’état d’urgence dans le droit commun en insérant une ligne dans l’article 5 qui rend ces mesures « applicables jusqu’au 31 décembre 2020 ».

L’état d’urgence sanitaire a rajouté plusieurs crans à la machine répressive. En matière de lois d’exception, pas de covid juridique !