L’épidémie de grippe porcine de 2009 a déclenché une grosse bouffée délirante des autorités françaises : achat massif de millions de doses d’un médoc aux effets douteux et des vaccins qu’il a fallu détruire en masse deux ans plus tard. Beau fiasco — sauf pour les labos.

(Article paru dans Zélium n° 9 – lire aussi Le canard et la poule aux œufs d’or)

29 avril 2009. L’heure est grave. En déplacement en Haute-Savoie, le président Sarkozy annonce, en fin d’après-midi, que face à l’épidémie de grippe porcine, « la France va vraisemblablement passer au niveau d’alerte 5 », sur une échelle qui en compte 6. Deux heures plus tôt, la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) alarme la populace en parlant d’une « probable pandémie mondiale » et lance un appel aux dons de 5 millions de francs suisses (3,3 millions d’euros) pour la « freiner ». La veille, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) évoque une « pandémie imminente » et passera au niveau 6 début juin.

Cette nouvelle forme de grippe mutante, mortelle et transmissible à l’homme, a été détectée en mars dans d’énormes élevages industriels de porcs au Mexique. Appelée d’abord « grippe mexicaine », ou « grippe porcine », puis rebaptisée « Grippe A(H1N1) » par l’OMS pour ne stigmatiser personne. En 2004 et 2006, déjà, la « grippe aviaire » (H5N1), censée provenir d’élevage de volailles, avait déclenché une psychose à peu près équivalente, mais le virus s’était avéré moins facilement transmissible à l’homme. Avec la porcine, tous les symptômes sont réunis pour affoler toute la planète jusqu’au bout.
Seulement voilà, à peine un an après les faits, l’ordonnance est bien moins chargée que redoutée : seulement 312 morts en France, contre des dizaines de milliers escomptés au début de l’épidémie. En juin 2010, alors que le virus ne sévit plus, l’OMS chiffre le nombre de décès dans le monde à 18.138 (1). Rappelons que la grippe classique, dite « saisonnière », cause en France entre 1500 et 2000 victimes. Et même dix fois, plus selon les estimations de l’Institut national de veille sanitaire (INVS), qui base ses calculs sur la méthode utilisée pour évaluer les morts de la canicule de 2003. Mais alors, pourquoi un tel emballement sur la grippe ? L’histoire vaut son pesant de cochons grillés…

Revenons à 2009. À l’époque, un antidote est déjà en salle d’attente. C’est un antiviral dont la molécule répond au doux nom de « oseltamivir » . Encore aujourd’hui, le site de l’OMS précise que « des antiviraux contre la grippe saisonnière sont disponibles dans certains pays et permettent de prévenir et de traiter efficacement [la grippe A(H1N1)] ». Ces mêmes médocs que l’OMS avait préconisé pour les « pandémies » de grippe aviaire dès 2004. Dérivé d’une molécule extraite de l’anis étoilé, une plante de la pharmacopée traditionnelle chinoise, le phosphate d’oseltamivir est breveté en 1996 par un labo américain, Gilead Sciences, qui en confie la production, la promotion et la commercialisation sous le nom de Tamiflu au géant suisse Roche (Hoffman-La Roche). Gilead a le nez creux : la boite négocie une commission de 10 % sur les ventes futures (lire news « le canard et la poule aux oeufs d’or« ).

Le remède existe, oui. Mais va-t-il y en avoir pour tout le monde ? Dès février 2009, des journalistes trop bien informés alertent l’opinion sur les réserves réelles de Tamiflu, qui seraient de « seulement » 220 millions de traitements disponibles dans le monde. Ces stocks n’ont-ils pas dépassé la date de péremption ? En France, la ministre de la Santé Roseline Bachelot va prendre le taureau par les cornes. Pharmacienne de formation, celle qui fut pendant une douzaine d’années commerciale auprès de deux labos pharmaceutiques rassure le bon peuple : la France, depuis la grippe aviaire, est blindée en antiviral. Le 6 mai, alors qu’un cinquième cas de grippe A/H1N1 vient tout juste d’être diagnostiqué dans le pays, Bachelot confirme sur LCI disposer d’un stock de 30 millions de traitements antiviraux. On apprendra plus tard que ce stock « stratégique » est de 33 millions de doses : 24 millions de Tamiflu et 9 millions de Relenza, l’antiviral concurrent fabriqué par Glaxo Smith Kline (GSK). Soit 15 % des réserves mondiales…

Le Tamiflu (coût du traitement, 25€) devient vite introuvable en pharmacie, et sa vente est réservée aux hôpitaux qui bénéficient d’un tarif discount (18€). En fonction de ces éléments, on peut estimer la valeur du stock français d’antirival à hauteur de 428 millions d’euros (Rue89, 7/05/2009). Mais le labo Roche pense à tout : il conseille un usage du Tamiflu en « prophylaxie », c’est-à-dire à titre préventif, comme un vaccin temporaire, sur des personnes non atteintes mais ayant été en contact avec des malades. Au mois de juillet, Bachelot ordonne qu’on réserve les précieuses gélules au personnel de santé. Un traitement préventif de 10 jours coûte alors la bagatelle de 300 euros (2).
Bingo ! Effet immédiat sur le cours de bourse de Roche : l’action passe de 128,8 à 168,5 francs suisses entre le 6 mars et le 31 juillet, une fois les stocks immenses du précieux médoc vendus à prix fort aux États riches pour calmer l’angoisse ainsi orchestrée.

Hélas, à y regarder de plus près, le Tamiflu n’est pas si miraculeux que les experts de l’OMS et des laboratoires ‑ parfois les mêmes – ont voulu le faire croire. Loin de là.

Aujourd’hui, sur sa page web consacrée à la grippe A(H1N1), l’OMS relativise son enthousiasme originel sur l’antiviral : « la plupart des cas de grippe A (H1N1) précédemment notifiés ont montré un rétablissement complet sans assistance médicale ni antiviraux. » Vous avez bien lu : le médicament était donc parfaitement inutile dans la plupart des cas… Mieux, cet élément fondamental était parfaitement connu, quoique largement ignoré, dès le printemps 2009.

Les promesses floues du Tamiflu

Selon les études les plus optimistes du fabricant lui-même, le médoc permettait d’abréger seulement d’un jour à un jour et demi la durée de la maladie. Mais uniquement à la condition de commencer le traitement dans les premières 48h de l’infection. Ce qui est fort compliqué en pratique, au vu de la lenteur du diagnostic.

Pour tenter de se rattraper, l’idée générale est donc celle, suggérée par le fabricant et l’OMS, d’utiliser l’antidote préventivement. Consigne reçue 5 sur 5 en France. Mais au Japon, on commence à s’en méfier. Le Tamiflu y est utilisé massivement de manière préventive depuis les années 2000. Or une étude de 2007 du Japan Institute of Pharmaco-vigilance soutient qu’une cinquantaine de morts subites par an pourraient être liées aux effets indésirables de l’oseltamivir. Partout dans le monde, il est déconseillé aux femmes enceintes comme aux bébés de moins d’un an. La psychose aidant, certains « experts » français préconisaient de lever cette limitation.
Autre problème : le virus en question, comme beaucoup de virus d’ailleurs, a le sale vice de muter (d’où un nouveau vaccin chaque année) et de développer des résistances. Selon une étude du Center for Disease Control and Prevention d’Atlanta, référence mondiale en matière de maladies infectieuses, 98,5% des virus de la famille A(H1N1) testés en 2008 étaient de type résistant à l’oseltamivir, le principe actif du Tamiflu. Contre 12 % l’année précédente. Bref, les bénéfices de l’antiviral chéri de Roselyne Bachelot étaient déjà douteux au moment de la panique de 2009.
Quatre ans plus tôt, la seule revue médicale indépendante française, Prescrire, affirmait :
« A part les effets collatéraux, on ne comprend pas ce que [le Tamiflu] ajoute à la thérapie symptomatique traditionnelle ». Et quelle est donc cette thérapie miracle ? Se laver les mains, faire baisser la fièvre avec du paracétamol, et rester au lit pour se reposer… Si l’OMS a marché dans la combine, c’est sans doute grâce au chercheur américain Frederick Hayden (université de Virginie). Avec Laurent Kaiser (université de Genève) et quatre employés du labo suisse, ils ont signé en 2003 l’étude qui servira de référence pour établir les principaux bénéfices du Tamiflu. Mais selon une enquête du journaliste Thierry Soucar parue en mai 2010, Hayden « était à l’époque payé par Roche comme consultant, poste qu’il a quitté en 2004 ». « Devenu consultant pour l’OMS, Hayden a joué un rôle important dans la recommandation de stockage faite par cet organisme aux gouvernements. Une recommandation qu’il a justifiée en citant les conclusions de… l’article de 2003 dont il était le co-auteur. » (3)
Emballé, c’est pesé : voilà comment un médoc médiocre a pu ainsi se travestir
en pilule miracle en si peu de temps.

Les vaccins à la rescousse

Si la grippe porcine reste encore dans les mémoires en France comme un des plus grands flops sanitaires, c’est aussi grâce à l’énorme campagne de vaccination que notre pharmacienne Bachelot déclenche tambours battants début juillet 2009 : « La France va acheter 100 millions de doses de vaccins contre la grippe A(H1N1) et ce pour 700 millions d’euros auprès de quatre laboratoires. » Car l’antiviral est un médoc curatif, censé être efficace une fois le virus dans la place. Le vaccin, lui, doit l’empêcher de s’installer. Ce gros paquet de vaccins, c’est aussi, disent les mauvaises langues, un geste d’amitié à l’adresse des autres labos pharmaceutiques qui veulent leur part du gâteau : GSK (encore lui), Sanofi-Aventis, Novartis et Baxter sont sur les rangs. Léger détail : à l’époque, ce vaccin est « expérimental », mais pas de panique ! Les contrats publics contiennent des clauses très rassurantes pour les labos, notamment concernant la responsabilité en cas d’effets indésirables.
La campagne de vaccination, fin 2009 et début 2010, sera un vrai fiasco. Comprenant qu’ils venaient de se faire berner, comme pour la grippe aviaire, les Français refusent d’obtempérer à l’injonction de se faire vacciner en masse : seuls six millions iront se faire piquer dans des gymnases ou des écoles converties en centres de vaccination. Pour Bachelot, c’est la douche froide : elle doit diviser la commande par deux (44 millions de doses achetées, tout de même). Bilan des courses : « 19 millions de doses ont été détruites, pour un coût total – d’achat et de destruction – d’environ 400 millions d’euros » (Le Parisien, 12/09/2011). En sachant que la France a aussi acheté, en quelques mois, près de 2 milliards de masques de protection, toute l’opération Grippe H1N1, bon an mal an (antiviraux, campagne de vaccination, plan com à gogo, etc.), a coûté au budget français entre 1,5 et 2 milliards d’euros. Depuis, Bachelot n’est plus ministre, mais continue d’amuser la galerie sur les plateaux télé. Ce qui fait rudement moins mal au trou de la Sécu.
Conséquences principales sur la santé publique de cette pitoyable histoire : d’abord une baisse – temporaire – des épidémies saisonnières comme la grippe ou la gastro, les Français ayant appris à se laver un peu plus et mieux les mains avant de se les fourrer dans le nez ou la bouche; ensuite, la perte de confiance, vraiment durable, dans les campagnes de vaccination contre toutes les maladies infectieuses.
Autre effet secondaire, les épizooties de grippe ont désormais du mal à sortir des chroniques agricoles. « Grippe aviaire : 2500 canards abattus dans le Béarn », titrait le 21 août dernier un Top santé pas très alarmé… Ah oui, on oublait : le brevet du Tamiflu vient de tomber dans le domaine public.

Cesare Piccolo
Dessins de ©Rousso – ©Caza – ©Serge Prince

1 > Statistiques officielles de l’OMS : http://www.who.int/csr/don/2010_06_04/en/. La proportion des morts dues au virus de la grippe A s’élève à 0,2-0,3 pour mille, soit un taux inférieur à la grippe habituelle, qui tuerait à peu près un patient sur mille.
2 > Exemple cité dans « L’OMS brade ses stocks de Tamiflu », https://blogs.mediapart.fr/rimbus, 25/12/2009
3 > « Comment Roche a poussé à l’achat de son Tamiflu », Lanutrition.fr, 26/05/2010.

 

Article paru dans le Zélium « Santé, médecine, hôpital et bien-être » – lire aussi sur le même sujet, Le canard et la poule aux œufs d’or

 

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