Interview de Manu Lemoine
publié en page 2
du
Zélium n°12
(novembre-décembre 2012).

En kiosque jusque début janvier 2013.

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Charpentier, graffeur, photographe, skateur, tatoueur, botaniste et dessinateur… Syhnes est avant tout un curieux hyperactif. A travers l’exploration urbaine, il croise ses différentes passions. Manoir abandonné, usine de filature désaffectée, ancienne mine, tous ces lieux sont un terrain de jeu pour photographier et se retrouver hors du monde en vie.

 

Zélium : Bonjour Syhnes, d’où vient ce pseudo ?

Syhnes vient à la fois de la « synesthésie », ce mélange des sens. Si tu prends du LSD, tu vas entendre les couleurs ou voir les sons… Et ça vient aussi de la « synésie » : en botanique, ça désigne le parasitage bénéfique qui fait que certains arbres ont besoin des champignons qui se nourrissent de leurs organismes. Syhnes est le nom d’un personnage d’une BD que j’ai créée depuis l’âge de 14 ans, atteint d’un cancer. Ce cancer devient un personnage à part entière, une sorte d’anti-héros.

 

Comment as-tu découvert l’exploration urbaine ?

Déjà tout petit, j’aimais franchir les barrières interdites. Dès que je voyais une porte dérobée ou une petite ruelle, ça devenait un terrain de jeu pour mon imagination. Ensuite, j’ai développé mon propre univers de bande-dessinée futuriste, dans un monde en déclin. Mon personnage principal vit dans une friche industrielle. Alors, je me suis mis à photographier des lieux pour inspirer les décors de cet univers imaginaire. J’ai commencé l’exploration urbaine, sans m’en rendre compte, pour me constituer une banque d’images.

Auparavant, un ami m’avait fait descendre dans les catacombes de Paris. Ça m’a plu et j’ai voulu y retourner et pousser un peu plus loin. En me renseignant sur internet, j’ai découvert ce nom de médicament générique qu’est « l’urbex ».

 

Il faut être curieux, bien connaître sa région, s’intéresser aux industries passées, les fermetures d’usine, étudier les cadastres anciens, aller aux archives départementales…

 

Comment trouve-t-on un lieu à explorer ?

Il y a plein de méthodes. La plus hasardeuse consiste à chercher par photo-satellite sur internet. Une approche plus sérieuse consiste à étudier de près la diagonale du vide pour établir une zone géographique riche en sites oubliés. Il faut être curieux, bien connaître sa région, s’intéresser aux industries passées, les fermetures d’usine, étudier les cadastres anciens, aller aux archives départementales, etc.

Et puis l’expérience joue beaucoup. J’ai exploré des maisons abandonnées juste en me promenant, il y a quelques années je serais passé à côté sans faire gaffe. Chacun a ses préférences, manoir abandonné, usine désaffectée, sous-terrain, base militaire, etc.

 

Vous jouez sans arrêt avec la légalité. Avez-vous malgré tout un code de bonne conduite ?

Il n’y a jamais d’effraction, ni de casse pour entrer dans un lieu. Si besoin, on dévisse une serrure qu’on pourra remettre derrière. Ce code éthique n’est pas écrit, mais c’est du bon sens. Pour préserver la nature du lieu et pour se préserver soi-même.

Ninjalicious, inventeur du terme urbex, a érigé cette maxime : « ne rien prendre à part des photos, ne rien laisser à part des traces de pas, ne rien tuer à part le temps. »

 

Jeff Chapman aka Ninjalicious, auteur du livre Access All Areas: a user’s guide to the art of urban exploration (éd. Infiltration, 2005)

L’infiltration est réservée à des explorateurs plus expérimentés. Ça consiste à rentrer sur des sites encore en activité, qui nécessitent de déjouer des systèmes de sécurité ou des vigiles. Il y a clairement un côté challenge, voire maladif dans l’infiltration. C’est interdit par la loi, mais chacun a conscience de ce qu’il fait et est responsable de ses actes.

 

Te souviens-tu d’une exploration marquante ?

Holà, il y en a beaucoup ! Mais j’aime bien cette histoire du « Manoir au piano ». C’est un très vieux manoir abandonné, où l’on trouve beaucoup de documents, de manuscrits, de photos, et un magnifique piano à queue.

Il appartenait à un riche propriétaire américain qui possédait plusieurs usines de filatures. Suite à la délocalisation de l’activité et la faillite de son entreprise, il s’est suicidé sans laisser d’héritier ni repreneur. Sa famille, de l’autre côté de l’Atlantique, ne s’est pas intéressée à cet héritage. Malheureusement, l’adresse a beaucoup circulé, le site est devenu une autoroute, et le piano, comme le reste, a progressivement été emporté en pièces détachées…

 

« Malheureusement, l’adresse a beaucoup circulé, ce manoir est devenu une autoroute, et le piano, comme le reste, a progressivement été emporté en pièces détachées… »

 

Tu es l’un des administrateurs d’un forum d’urbex qui rassemble des gens de toute la France. Qu’ont-ils en commun ?

Après avoir commencé l’exploration tout seul, j’ai entrainé deux, trois copains avec moi. On a créé la première version du forum entre nous, juste pour partager des photos de nos explorations. Puis un ami en amenant un autre, le forum a grandi, sur la dernière version il y a environ 300 inscrits, et entre 30 et 50 membres actifs.

On a tous la volonté de se rencontrer. On tient à ce que chaque nouveau membre rencontre un autre membre de sa région, paye sa Leffe, partage sa passion pour, et éventuellement, qu’ils fassent des sorties ensemble. C’est très important car avec la facilité du net, on peut raconter n’importe quoi, caché derrière un écran.

Ensuite, on partage une vision exigeante de l’exploration. Lorsqu’on va dans un lieu, même abandonné, on le dénature. On est tous conscients de cette fragilité du lieu qu’on va explorer. D’ailleurs, c’est rare qu’on donne les adresses de lieux à explorer.

 

Apparemment, certains nouveaux membres reprochent ce manque de solidarité.

Ça donne un aspect élitiste, et c’est assumé. La solidarité existe entre les gens qui ont décidé de se donner du mal.

Sinon c’est le principe du jeu de domino, si je donne une adresse, il y a toujours un risque de fuite. D’autres explorateurs, peut-être moins scrupuleux, vont venir, puis des graffeurs, des airsofteurs, des brocanteurs, des ferrailleurs…

On ne peut pas dire que le lieu est à nous. Mais on veut qu’il reste le plus longtemps possible dans l’état où on l’a trouvé.

 

Voilà un bel exemple de la raison pour laquelle les explorateurs ne divulguent pas les adresses de leurs spots. © Urbex.me

 

Cette pratique « élitiste » est-elle dominante dans le milieu de l’urbex ?

Très peu ont cet esprit conservateur. Certains lieux très fréquentés, devenus des autoroutes de l’exploration, sont tellement saccagés… Pour beaucoup d’ « urbexers », c’est fun de faire des trucs que les autres ne font pas, comme monter sur les toits, descendre dans les catacombes…

Par contre, les explorateurs qui pratiquent depuis plusieurs années, partagent tous une vision plus exigeante. Sur une exploration, on sait qu’ils vont faire attention. Pour que les suivants gardent le plaisir de la découverte. Cette sensation unique d’être le premier à fouler une terre vierge.

 

Cathédrale de Lyon. Au lieu de choisir les itinéraires tout tracés dans une ville, on suit nos propres chemins.

 

Qu’est-ce que ça t’apporte l’urbex ?

Pour moi, et pour beaucoup, il s’agit d’abord de partager ses photos d’exploration. C’est toujours une fierté et une envie, mais j’en garde beaucoup pour moi.

Mais souvent, je ne prends pas de photos. Je recherche avant tout le calme. Je suis une personne hyper active, dans un monde hyper actif. On doit toujours se presser pour prendre le bus, pour faire ses courses, pour travailler… Quand on arrive dans une friche, c’est une pause dans ce monde en frénésie. Tu es seul dans un lieu construit par l’homme puis abandonné. Parfois j’ai l’impression d’être le dernier homme sur terre.

Quand je visite dans un vieux bunker ou un château à l’abandon, c’est comme dans un monde parallèle, une sorte de dystopie où l’être humain n’existe plus.

 

Te sens-tu proche de la « Théorie de la dérive », que prônait le situationniste Guy Debord, pour faire l’errance urbaine une expérience émotionnelle et casser la routine du quotidien ?

Je ne connais pas particulièrement le mouvement situationniste, mais l’urbex est lié à la vie de tous les jours. Au lieu de choisir les itinéraires tout tracés, on suit nos propres chemins. C’est notamment ce qui amène à des pratiques moins légales, comme l’infiltration. Le monde est un théâtre, soit on reste spectateur, soit on choisit d’aller regarder derrière le rideau.

 

Propos recueillis par Manu Lemoine