Zelium_Vol2_n1_UNE_200pxLe vaisseau Zélium continue la mise à flots des articles du dernier numéro, une petite ode à la pensée sécuritaire.

Dans l’émotion de l’après 7 janvier 2015, vous savez ce qu’a dit le premier ministre Manuel Valls sur « l’apartheid territorial, social, ethnique  » qui gangrènerait notre belle République.

Et bien dans sa belle ville d’Évry, disons qu’il avait son petit laboratoire. Notre reporter Cesare est allé visiter les lieux avec Farid Ghéhiouèche et Khalid Rakhtoune, deux gars du coin qui ont monté à Évry la liste « Cannabis sans frontières » aux deux dernières élections européennes, 2009 et 2014.

 

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Valls avec le pire

Cesare Piccolo / Dessins : Picotto

Tout sécuritaire, tout pour plaire. À Évry, alias Valls City, délation et médiation font bon ménage. Pourtant, une mauvaise herbe y pousse. Une herbe à faire tousser le maire et ses chiens de garde.

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Gare d’Évry. Ça sent le flicage dans ce laboratoire orwellien, fief du premier ministre Manuel Valls. Sous la passerelle, un panneau vous dit bonjour : « Vous rentrez dans une zone de verbalisation par caméras. Loi n°95/73 de janvier 1995 dite LOP modifiée. » « Tu parles, le no man’s land ! », dit Farid en arrivant. « T’es sur l’endroit le plus humanisé d’Évry, le cours Blaise Pascal est juste là-haut, derrière la paroi en béton ».

Farid Ghéhiouèche. Trois « H » dans son nom de famille, ça ne s’invente pas. Il travaillait comme animateur culturel ici avant même que Valls ne débarque dans l’Essonne. La visite guidée se fait avec son vieux pote Khalid Rakhtoune, qui après une vie ici, s’apprête à quitter Évry. Tous les deux ont été à l’origine de la liste Cannabis Sans Frontières, qui a récolté 7 389 voix en Île-de-France aux élections européennes de mai 2014.

« Avant 83 », explique Farid, avant que Jacques Guillard, l’ancien seigneur PS de ces lieux, inaugure la mairie avec François Mitterrand. « Ici c’était des champs et des bois. Maintenant, il y a des couloirs de bus en site propre, un immense centre commercial, et sur l’esplanade des Droits de l’Homme, la mairie, la chambre de commerce et la seule cathédrale construite en France au XXe siècle ! La population est arrivée par couches successives qui se sont très peu interpénétrées. Aujourd’hui, Évry est plus divisée que jamais. En communautés, ethnies, clochers, quartiers, escaliers… Dans un climat de règlement de comptes et de rivalités inter-quartiers, Valls a emporté le morceau avec l’hypersécurisation. »

L’ex maire, proche de l’idéologue et businessman sécuritaire Alain Bauer, s’est servi de la violence générée par les trafics pour murer la ville, mettre des barrières ou des barbelés, couler du béton, fermer des passages, installer des caméras de surveillance, tripler les effectifs de la police municipale, monter une petite armée d’agents de « médiation », reprendre en main les maisons de quartier…

« Valls a installé une politique de délation très paranoïaque, regrette Khalid. Quiconque pourrait te balancer. Pourtant la ville a une haute tradition de résistance. Des anciens m’ont raconté les attentats contre des trains allemands, l’arrestation, en gare d’Évry-Grand-Bourg, de Missak Manouchian par la police de Vichy… »

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Farid (au centre) et Khalid

Botaniste et généticien autodidacte, Khalid Rakhtoune est climatiseur de métier (il a installé la clim de la salle de la Joconde ou le terminal 2F de Roissy). C’est aujourd’hui un expert international ès cannabis thérapeutique. Ancien tireur d’élite de l’armée française, blessé en Yougoslavie, il a depuis compris que la ganja l’aidait à mieux vivre ses traumatismes. Pas égoïste, il sait partager.

« J’aide également certains malades à fabriquer des infusions, des huiles, je les fais profiter de quelques connaissances acquises aussi grâce à l’aide de certains médecins, psys, etc. ». Ce qui lui a valu d’être surveillé avec insistance par la BAC du coin, qui n’a pas hésité à harceler ses visiteurs. « Les flics me l’ont dit : ‘tu es intelligent dans ton domaine, tu sais bien où tu vas, ça va, tu restes raisonnable’, et c’est vrai. J’ai pu faire un ou deux kilos de cannabis par cycle de 3-4 mois. Mais je ne suis pas un dealer, je vais en donner à mes amis, à des gens qui en ont besoin pour se soigner… Je le revendique et je l’ai toujours revendiqué. »

En 2009, sorti des Verts, Farid lance la liste Cannabis Sans Frontières pour les européennes. Khalid est numéro 3. Il clôt la campagne à Évry en citant Jack Herer, le pape de la cause : « Le cannabis sauvera le monde. » C’est là que les chemins se croisent encore avec Manuel Valls qui commettra à l’époque sa fameuse bourde (« Mettez-moi des Blancos ! »)…

cesare-pictoDésormais, fatigué de raser les murs, Khalid a « fermé son placard » et s’apprête à quitter son HLM d’Évry avec vue sur la cathédrale du Valls Land. Direction l’Espagne, où il est attendu pour cultiver du cannabis dans un bel hangar et sur un terrain de trois hectares. Ironie du sort, c’est précisément dans la terre natale du Premier ministre qu’il a obtenu toutes les permissions pour fournir de la marijuana des cannabis clubs du coin. Tout à fait légalement.

C. P.

Yes You Cannabis

 

Ouvrir des coopératives de cultivateurs au grand jour, quitte à violer la loi – pour espérer la changer : c’est l’idée des Cannabis Social Clubs (CSC), raconte Farid Ghéhiouèche à Zélium.

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« Les Cannabis Social Clubs, nous avons commencé à y réfléchir vers 2003 au sein de la Coalition européenne pour des politiques justes et efficaces en matière de drogues [ENCOD]. On pensait les appeler ‘Cannabis Club’, poursuit Farid, mais il manquait le côté social, démocratique… Cannabis Social Club, ça m’est venu tout seul. Terme à la fois exclusif et inclusif, un gros clin d’œil au film de Wim Wenders sur les musicien cubains. »

« L’objectif était de faire évoluer les politiques publiques en partant du terrain, de la base, de garantir a minima le droit à l’usage et à l’autoproduction, individuellement et collectivement. L’idée était celle de trouver des modèles alternatifs et crédibles dans le cadre des lois internationales, trouver les failles du système de prohibition imposée par les États-Unis à partir des années 60. »

« C’est parti de la campagne Freedom to Farm [liberté de cultiver], inspirée des revendications des peuples du Sud, de l’expérience des cocaleros boliviens, dont est issu le président Morales, ou de Chakib El Khayari, le militant marocain emprisonné de 2009 à 2012 pour avoir dénoncé les complicités haut-placées dans les trafics de shit. »

En décortiquant les lois, ils débusquent des failles : « Il n’est pas explicitement interdit par exemple de brûler, consommer, ingurgiter, vaporiser, commercer… Il y aussi toute une série de clauses de sauvegarde pour respecter les usages traditionnels, religieux, thérapeutiques… Il fallait tout de même qu’au minimum la consommation personnelle soit dépénalisée, et c’est pourquoi l’expérimentation [des CSC] est née d’abord en Espagne et en Belgique. »

Encod élabore ensuite un code de conduite commun applicable partout : autogestion ; assemblées décisionnaires ; club réservé aux adultes ; régime non lucratif et cahier des charges rigoureux (herbe qualité bio, traçabilité…). Tirant les leçons de l’expérience suisse de légalisation (1994-2004), une dimension « réduction des risques » apparaît (il en était peu question jusqu’ici, « drogue douce » oblige).

En France, l’idée des Cannabis Social Clubs se formalise lors d’une AG en juillet 2012. « La loi est tellement rétrograde qu’on décide de passer outre certains formalismes d’Encod et d’aller du côté de la désobéissance civile, en sachant que, selon une application stricte de la loi, on réclamait la Cour d’assises afin d’être jugés pour ‘production de stupéfiants en bande organisée’… »

Décision est prise d’aller dans les préfectures déposer les statuts associatifs. « Fallait mettre les pouvoirs publics au pied du mur : soit ils tolèrent une marge de manœuvre à titre expérimental, dérogatoire, ils se débrouillent pour trouver un moyen juridique – ou pas – de nous laisser tranquilles, soit ils vont dans la confrontation et assument clairement la répression la plus brutale… »

Manuel Valls, à l’intérieur, a choisi la deuxième option. « En l’espace d’à peine six mois, sur six ou sept associations déclarées, au moins cinq ont été dissoutes et démantelées. Ça s’est fait plus vite qu’avec des ligues racistes d’extrême droite ou des intégristes religieux… » L’un des flibustiers des CSC, Dominique Broc, est condamné en justice, logique, en avril 2013. Là-dessus se greffent des guerres d’égo et des conflits sur la stratégie et l’organisation. Le jeune mouvement se délite rapidement. Aujourd’hui, il ne resterait plus qu’un seul CSC officiellement déclaré. En revanche, il y en a en France au moins une dizaine qui réunissent entre 10 et 30 personnes. « Pour l’instant, ils restent dans l’ombre. Avec l’idée qu’un jour ils vont se déclarer tous ensemble… Ce serait le début de la Bud Revolution ! »

C. P.
Dessins : Picotto

Paru dans Zélium n°1 Vol. 2. – décembre 14 – janvier 15

Retrouvez le numéro 2 de Zélium (nouvelle formule) en kiosque dès le 20 février !