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[Zélium n°2 Vol. 2, SPECIAL ADDICTIONS – février-mars 2015]

Par Cesare Piccolo / Dessins: Ivars, Giemsi

Le vrai danger, c’est le tabac : les joints en sont pleins ! Alors, forcément, cancer au bout. Pourtant il y a des solutions qui pourraient sauver des vies. Pfff… Les prohibitionnistes préfèrent bomber le torse.

Parole d’expert : « Le cannabis est aujourd’hui, en moyenne, cinq fois plus puissant qu’en 2007 » (1), affirme Christophe Petit, fondateur et patron d’Analysis Expertise, un labo fondé en 2007 pour profiter des lois prévoyant le contrôle des stupéfiants au volant. Bien que spécialisé aussi dans les tests ADN, « la plus grande partie de notre travail, précise le Dr Petit, se fait sur l’analyse toxicologique (…) des échantillons sanguins de conducteurs étant sous l’emprise de l’alcool ou de produits stupéfiants ».

Seul labo de ce genre dans l’Est de la France, la boîte réalise chaque année « un peu plus de 11 000 diagnostics, exclusivement à la demande de la police, de la gendarmerie et de l’instruction judiciaire ». L’entreprise bénéficie d’un développement qualifié de « faramineux » par L’Est Républicain.

Sans même contester les données brutes fournies par le labo français, la revue en ligne Chanvre Info réfute la principale déduction de ce chercheur businessman. Il aurait suffit, par exemple, que les personnes contrôlées aient fumé davantage, que l’herbe ou le shit soient disponibles en plus grande quantité… Ou simplement que les personnes aient été contrôlées dans un laps de temps plus court depuis leur dernière consommation.

La polémique n’est pas anodine : le fait qu’un directeur de labo affirme une telle énormité – que le cannabis est en moyenne cinq fois plus puissant qu’il y a seulement huit ans – donne un semblant d’autorité scientifique à la dernière ritournelle prohibitionniste, selon laquelle l’herbe d’aujourd’hui serait le fléau superlatif, rien à voir avec le joint à papa des années 70.

Une drogue douce à durcir

La démonstration est fumeuse : avec un principe actif plus concentré, la drogue serait plus dangereuse et addictive. Conclusion : le cannabis ne serait plus une « drogue douce »… CQFD : hors de question de le légaliser. Et même d’envisager la moindre « dépénalisation », ou simplement de « réguler le marché pour sortir de l’impasse », comme a pu le suggérer fin 2014 un rapport du think tank Terra Nova, proche du Parti socialiste (2).

Ce raisonnement a pourtant une conséquence grave en matière de santé publique : il bloque l’émergence d’une vraie politique de prévention des risques pour les consommateurs. Car les risques ne sont pas là où le prétendent les réacs et les profiteurs de la guerre à la drogue.

Certes, sous la pression de la prohibition, des producteurs ont élaboré de nouvelles variétés plus concentrées en principe actif. Mais ces variétés ne sont pas vraiment une nouveauté. Et elles ne sont pas plus nocives, comme le prétend la propagande obscurantiste. Car même le plus idiot des fumeurs sait que plus l’herbe est forte, plus elle coûte cher, et plus on cherche à l’économiser. Exactement comme un alcool fort, à la différence que la consommation par voie respiratoire a un effet quasi immédiat sur l’organisme, et permet plus aisément de contrôler son degré de défonce. Donc plus l’herbe ou le shit est concentré en principe actif (le fameux THC, tétrahydrocannabinol), moins on en consomme.

Passage à tabac

L’un des principaux dangers du cannabis (outre ceux, immédiats et bien connus, de faire de mauvaises rencontres avec la police ou des dealers pas cools), c’est son mode de consommation. Généralement, le cannabis est fumé avec du tabac (surtout si c’est du teush, de la résine). Cela entraîne les consommateurs vers un phénomène d’addiction croisée, alors que, selon le chercheur américain Mitch Earleywine (étude de 2005), seuls 10 % des consommateurs de cannabis pur (sans tabac) développent une addiction au sens pathologique. En France, le cannabis est donc davantage une drogue de passage vers une autre drogue bien plus dangereuse et souvent mortelle : le tabac. Qui, en retour, entraîne une addiction aux joints. Cercle vicieux : fumer de la beuh avec du tabac incite à fumer plus régulièrement du cannabis, et quand on n’en a plus, on se rabat sur du tabac.

La combustion du cannabis présente de nombreuses similitudes avec celle du tabac, de par ses composantes toxiques et irritantes (saloperies comme monoxyde de carbone, ammoniaque, acétaldéhyde, acétone, benzène ou autres goudrons et particules comme la naphtaline !). Quand il est fumé seul, le cannabis peut provoquer, comme le tabac, de nombreux problèmes respiratoires et notamment de l’obstruction pulmonaire, mais, bizarrement, ce ne serait pas cancérigène. Le taux de cancer des fumeurs de cannabis pur est comparable à celui des non-fumeurs. Avec le tabac, le risque de cancer (poumon et appareil respiratoire) est au contraire bien présent – la nicotine, en empêchant le renouvellement cellulaire, favorise l’apparition du cancer du poumon – alors que les cannabinoïdes pourraient même avoir des effets anticancéreux.Giemsi_p4

Usagers infantilisés

Plusieurs méthodes permettraient de limiter les dangers sanitaires pour les consommateurs ne désirant ou ne réussissant pas à s’arrêter. Déjà, contrairement à la croyance populaire, rien ne sert de garder plus longtemps la fumée dans ses poumons : ça intoxique davantage et ça n’a aucun effet sur le degré de défonce (autant se shooter en retenant la respiration !).

On pourrait se tourner vers des substances plus concentrées, ou choisir de les manger, cuisinées (« space cake », etc.) ou pas. Mais ces deux techniques présentent un risque de surdose car elles demandent de connaître la teneur exacte en principe actif, ce qui est impossible dans un contexte de prohibition et de marché noir.

Restent les vaporisateurs dédiés, des appareils qui chauffent l’herbe (ou le hasch) à une température assez élevée pour en libérer les principes actifs sans atteindre la combustion (600°C). Ce qui limite l’inhalation de gaz et de particules toxiques. Ces produits, tout à fait légaux, peuvent se trouver un peu partout sur des sites Internet spécialisés, ou dans des growshops, boutiques donnant des conseils agronomiques de base, ou encore dans des librairies spécialisées (3).

Selon Laurent Appel, expert à l’association Autosupport des usagers des drogues (Asud), « en France on fait mine d’ignorer que des gens socialement intégrés puissent consommer du cannabis, alors qu’ils sont la majorité ». « On n’envisage que les modes de consommation les plus problématiques : les mineurs qui fument quinze joints par jour ou les très gros consommateurs chroniques. La réduction des risques est réservée aux drogues dures. Pour le cannabis, la seule réponse officiellement proposée est l’abstinence pure et simple. Asud a mené en 2012 une enquête sur des ‘consultations cannabis’ ouvertes depuis 2005 dans toute la France (lire ci-dessous). Des jeunes y demandaient d’être aidés à diminuer leur consommation. Dans 50 % des cas, ils restaient sans réponse, et partout on a constaté un manque de formation spécifique. Le discours des pouvoirs publics est le suivant : ‘On n’a pas à t’expliquer comment éviter un cancer, tu n’as qu’à pas fumer !’ » Bref, vous pouvez crever.

Cesare Piccolo

(1) « On est passé de 1 à 2 nanogrammes de THC par litre de sang à des taux variant entre 5 et 10 ng/l ». Cité par L’Est Républicain (25/01/2015).
(2) Étude parue le 19/12/2014. Cf. www.tnova.fr.
(3) À Paris, citons notamment la librairie Lady Long Solo (38 rue Keller dans le XIe).

Testing révélateur

Le petit exercice auquel s’est livré l’Asud en 2012 a consisté à demander à des volontaires de se renseigner auprès de centres de toxicomanie censés être spécialisés sur le cannabis – « à l’exemple du testing anti-discriminations organisé par SOS-Racisme à l’entrée des boîtes de nuit ». Six structures de Paris et sa région et deux du Lyonnais ont été visitées afin de savoir si la question de la réduction des risques y avait droit de cité. Dans la plupart des cas, les interlocuteurs étaient des psychologues : « ils ne connaissent pratiquement rien, ni à la qualité des substances ni aux techniques de réduction des risques existantes », résume l’Asud. « Une psychologue a fini par demander au bout d’1/4 d’heure ce qu’était ‘le bang’… » « Le seul traitement médical proposé l’a été dans la perspective d’une consultation psychiatrique à venir. » Bref : « la question de la ‘diminution’ n’est pas un objectif sanitaire, et l’arrêt est avant tout envisagé sous l’angle de la souffrance psychique… » « Une enquête du même type effectuée sur une plus grande échelle ne pourrait que profiter au système dans son ensemble », concluait l’association. J. T.